Tous les 8 mai, nous célébrons à Trilport, durant la même cérémonie, deux évènements majeurs liés par le sang, la douleur, les larmes versées, mais également la foi dans la paix et en un avenir meilleur. Deux évènements qui ont marqué notre passé à jamais, arriment notre présent à des valeurs clés et fondatrices, et constituent les balises éclairant notre route et nous guidant vers un futur plus harmonieux : l’armistice de 1945, évidemment, son lourd héritage qu’il soit politique, humaniste, éthique ou spirituel, et l’Europe …
Cette année cette cérémonie a pris une dimension particulière, compte tenu du contexte électoral. Intervenant au lendemain d’une élection décisive pour le pays, second tour présidentiel inédit, dans laquelle nationalisme et projet européen se sont retrouvés au centre du débat public durant des semaines.
Nos concitoyens ont tranché de manière claire, mais ce vote, contrasté selon les territoires, témoigne d’un profond désarroi, d’une colère latente qu’il serait irresponsable de ne pas prendre au sérieux, tant le climat politique ambiant, quelque peu délétère, peut nous ramener aux heures les plus sombres de notre histoire moderne.
Ce 8 mai, l’émotion était bien présente, palpable, renforcée par la présence de nombreux citoyens, des anciens combattants, des enfants des écoles chantant Marseillaise et hymne européen, des musiciens de l’harmonie.
Autant de visages et de générations qui réunis confèrent à ces cérémonies une intensité rare, et en font des moments importants de la vie républicaine de notre communauté.
Emotion rendue plus intense encore par l’hommage à un Trilportais disparu il y a juste quelques mois, héros de la résistance et déporté, Jean Le Roch.
Si Rimbaud a écrit « on est pas sérieux quand on a 17 ans », la jeunesse de Jean Le Roch a été tout elle, sauf insouciante. Il n’avait pourtant que 16 ans en mai 40 lorsqu’il s’est engagé avec les jeunes Résistants et Patriotes.
Conscient des risques pour sa famille, il quitte alors son domicile, rompt toute relation avec ses proches, change de nom et de vie … Ses qualités, son courage lui valent d’être nommé Chef de la Région parisienne de tout son réseau qui multiplie ses actions contre l’occupant.
Suite à une dénonciation, il est arrêté par la Police Française, interné à la Santé, puis envoyé à la forteresse d’EYSSES. Il y participe à une tentative d’évasion collective qui sera la plus importante de la guerre, mutinerie réprimée dans le sang par la division SS DAs Reich (celle d’Oradour sur Glane). Il est alors déporté à Dachau qu’il atteindra dans des conditions atroces, transportés dans ces fameux wagons plombés chantés par Ferrat, subissant pendant prés de deux années interminables l’horreur des camps de concentration et d’extermination. Lorsqu’il est enfin libéré et retrouve sa liberté, le 9 mai 1945, il n’a pas 21 ans !!!
Louis Aragon, dans son poème « Chanson pour oublier Dachau » a rappelé avec beaucoup de délicatesse et de profondeur, toute la détresse et la douleur intime de ceux qui sont revenus d’un enfer qui les a rendus différents et transformés à jamais …
« Nul ne réveillera les dormeurs … Homme ou femme, retour d’enfer … Le cœur étonné de battre … Derrière leurs yeux … Cette conscience de l’abîme, Et l’abîme …
Il y a dans ce monde nouveau, tant de gens, Pour qui, plus jamais ne sera naturelle la douceur,
Il y a dans ce monde ancien, tant et tant de gens, Pour qui, toute douceur est désormais étrange,
Il y a dans ce monde ancien et nouveau, tant de gens, Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre …
Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs … »
Ces instants solennels, constituent des espaces de respiration privilégiés et rares dans une société ou le temps semble s’emballer. Ils favorisent un passage de relais immémoriel inestimable pour les nouvelles générations et indispensable au pays, tant célébrer la mémoire du passé, n’est pas seulement se souvenir du passé, c’est aussi et surtout, prévenir le futur et protéger les valeurs républicaines l’audace de la liberté, l’exigence de l’égalité, la volonté et la grandeur de la fraternité.
Au 8 mai, est associée à jamais, le si beau mot de Résistance, comme disait Lucie Aubrac,
Au 9, journée de l’Europe, nous devons arrimer, celui tout aussi beau, d’Espérance,
afin que comme l’écrivait si joliment René Char : « Résistance ne soit qu’Espérance » …
Résistons, surtout aujourd’hui, afin de mieux espérer en des lendemains qui chantent
Texte de la poésie de Louis Aragon : » Chanson pour oublier Dachau »
CHANSON POUR OUBLIER DACHAU
Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs
Il n’y aura pas à courir les pieds nus dans la neige
Il ne faudra pas se tenir les poings sur les hanches jusqu’au matin
Ni marquer le pas le genou plié devant un gymnasiarque dément
Les femmes de quatre-vingt-trois ans, les cardiaques ceux qui justement
Ont la fièvre ou des douleurs articulaires ou
Je ne sais pas moi les tuberculeux
N’écouteront pas les pas dans l’ombre qui s’approchent
Regardant leurs doigts déjà qui s’en vont en fumée
Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs
Ton corps
Ton corps n’est plus le chien qui rôde et qui ramasse
Dans l’ordure ce qui peut lui faire un repas
Ton corps n’est plus le chien qui saute sous le fouet
Ton corps n’est plus cette dérive aux eaux d’Europe
Ton corps n’est plus cette stagnation cette rancoeur
Ton corps n’est plus la promiscuité des autres
N’est plus sa propre puanteur
Homme ou femme tu dors dans des linges lavés
Quand tes yeux sont fermés quelles sont les images
Qui repassent au fond de leur obscur écrin
Quelle chasse est ouverte et quel monstre marin
Fuit devant les harpons d’un souvenir sauvage
Quand tes yeux sont fermés revois-tu revoit-on
Mourir aurait été si doux à l’instant même
Dans l’épouvante où l’équilibre est stratagème
Le cadavre debout dans l’ombre du wagon
Quand tes yeux sont fermés quel charançon les ronge
Quand tes yeux sont fermés les loups font-ils le beau
Quand tes yeux sont fermés ainsi que des tombeaux
Sur des morts sans suaire en l’absence des songes
Tes yeux
Homme ou femme retour d’enfer
Familiers d’autres crépuscules
Le goût de soufre aux lèvres gâtant le pain frais
Les réflexes démesurés à la quiétude villageoise de la vie
Comparant tout sans le vouloir à la torture
Déshabitués de tout
Hommes et femmes inhabiles à ce semblant de bonheur revenu
Les mains timides aux têtes d’enfants Le coeur étonné de battre
Leurs yeux
Derrière leurs yeux pourtant cette histoire
Cette conscience de l’abîme
Et l’abîme
Où c’est trop d’une fois pour l’homme être tombé
Il y a dans ce monde nouveau tant de gens
Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur
Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens
Pour qui toute douceur est désormais étrange
Il y a dans ce monde ancien et nouveau tant de gens
Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre
Oh vous qui passez
Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs
Louis Aragon