J’ai participé début novembre à une conférence organisée par la Région Ile-de-France et son agence numérique « la Fonderie » consacrée aux Mutations du travail. L’émergence du travail à distance et la multiplication de «tiers lieux » (télécentres, smartcenter, espaces de co working …) sont autant de marqueurs de la révolution culturelle, sociale et économique qui bouleverse notre société.
Une thématique déjà abordée dans deux notes précédentes (Les télétravailleurs rèvent ils de télécentres « ubiques », Les télécentres émergent de l’horizon), tant ce sujet s’impose peu à peu dans notre vie quotidienne et dans celle de l’attractivité des territoires.
Le schéma traditionnel qui depuis la révolution industrielle régissait les relations professionnelles, que ce soit dans l’entreprise ou l’administration, basé sur le principe d’unité de temps et de lieu a vécu.
Il suffit pour s’en convaincre d’observer les usagers des transports en commun qui penchés sur leur Smartphone ou leurs tablettes dialoguent et surfent en s’affranchissant allègrement de toutes limites spatiales ou temporelles. Le temps de l’ubiquité numérique est arrivé.
Le développement du travail à distance est un enjeu global qui participe à l’aménagement d’un territoire plus durable, contribue à diminuer les émissions de gaz à effets de serre, donne la capacité aux salariés de travailler hors les murs de leur entreprise, ce qui, sous certaines conditions, permet de mieux concilier vie privée et professionnelle, de réduire le stress et le temps perdu dans les transports et de mener plusieurs activités y compris familiales.
C’est aussi là que le bât blesse quelquefois, car dans ce cas comment séparer vie privée ou professionnelle ?
L’écart domicile-travail s’accroît. En 1950 la distance quotidienne parcouru par un français était de 5 kilomètre, elle est de 45 km aujourd’hui ! Et que dire des temps de transport, les franciliens y passent en moyenne plus d’une heure (deux fois plus qu’en province).Selon Bruno Marzloff , du Groupe Chronos, les enjeux des mutations du travail pour un territoire comme l’île de France représentent un gain de temps quotidiens dans les transports domicile / travail de 17 minutes en province et 34 minutes en Île de France.
L’employeur s’y retrouve aussi : organisation plus souple, flexibilité accrue, charge locative moins élevée, baisse de l’absentéisme, gain de productivité…
Cette mutation nécessite cependant un préalable : redéfinir les relations hiérarchiques et sociales dans l’entreprise. Le salarié n’est plus jugé sur son présentéisme mais sur des objectifs de travail ; l’encadrement, doit intégrer cette nouvelle donne, définir de nouvelles méthodes de gouvernance ou de médiation et surtout y être formé. . .
Pour Bruno Marzloff il est important d’évaluer les enjeux des externalités positives du travail à distance (réduction des risques psycho-sociaux, augmentation de la productivité…) et de les confronter aux problématiques de gestion « rationnelle » des organisations.
Les nouvelles méthodes de management à mettre en place doivent tenir compte également de la déspatialisation et des risques d’isolement des salariés. L’apparition de « tiers lieux » apparait comme une piste pertinente permettant de préserver l’intimité (le domicile n’est pas assimilé au lieu de travail), le lien social, de mutualiser les ressources, favorise créativité, synergie, innovation et intelligence collective (« fertilisation croisée »).
Aujourd’hui une trentaine de ces espaces collaboratifs existent en Île-de-France, pour l’essentiel situés à Paris. Ouverte en 2008 à Paris 2e, La Cantine a été la première à montrer la voie.
Ce billet n’aborde pas le débat théorique, plus sémantique que conceptuel d’ailleurs, sur la dénomination de ces espaces (télécentre, tiers lieux, espace de coworking, smart center … ), mais vise surtout à explorer les conditions d’une mise en place concrète et pérenne de tels lieux.
Avant d’aborder prochainement un projet plus local qui me tient particulièrement à coeur et la situation de la Seine et Marnaise, il est bon de rechercher les leviers de développement qui permettront de favoriser l’émergence des espaces partagés et collaboratifs et de répondre à la question éventuelle du modèle de développement à privilégier.
Un point à souligner, créer et développer de tels espaces ne suffit pas, si personne ne les utilise, nous y reviendrons tant cette question est fondamentale.
Jean Paul Planchou, Vice-Président du Conseil Régional en charge du développement économique et de l’innovation numérique, l’a rappelé en lançant la conférence, les télécentres représentent un « changement de temps et d’espace » (Léonard De Vinci) et renforcent l’attractivité et le dynamisme économique des territoires. Il a déclaré également que la compétitivité que nous devons rechercher est celle d’aujourd’hui et de demain et non celle d’hier.
Xavier de Mazenod, consultant internet, animateur du site Zevillage dédié au télétravail a effectué un Tour de France des « tiers lieux ». Il souligne la grande diversité de projets mêlant des publics très composites : co worker, nomade, télétravailleurs …
Le maître mot au regard des expériences de terrain qu’il a pu rencontré et analysé est celui de « contextualisation », ce qui ne me surprend pas, tant il correspond à ce que doit être à mes yeux une réponse cohérente en ce domaine comme en bien d’autres : agile, utile, légitime et adaptée aux besoins, contraintes et exigences locales.
Pour Lisa Lombardie de l’Agence Wallonne des Télécommunications, agence chargée de promouvoir l’accès aux technologies numériques et leurs usages en wallonnie, l’économie doit anticiper le changement. Les différents appels à projets lancés ces dernières années par son Agence ont eu pour but d’accompagner ce mouvement visant à décloisonner les modes de faire des entreprises et de développer l’apport créatif induit par le numérique.
Les freins recensés se situent plutôt au niveau de l’entreprise avec la crainte des managers de voir partir leurs meilleurs éléments du fait d’un risque d’émancipation des salariés, et la perte du lien grégaire et de contrôle de l’entreprise.
Cédric Verpeaux, de la Caisse des Dépots et de Consignation (ou CDC), l’opérateur institutionnel fléché par l’Etat pour piloter les différents volets des « Investissements d’avenir », a présenté les orientations stratégiques retenues.
Orientation première : agir en « investisseur avisé », afin de faciliter l’amorçage de projets de télécentres tout en visant à la rentabilité financière, afin de préserver les capacités d’intervention de la CDC sur de futurs projets. La Caisse souhaite s’impliquer et investir auprès d’acteurs privés dans la constitution d’un réseau (multi-acteurs) en veillant à la complémentarité des tiers-lieux.
Dans cet esprit, elle a réalisé une étude sur la viabilité du modèle économique des télécentres en France qui atteste que :
- l’offre en cœur des villes devrait être rentable et se mettre en place sans soutien public particulier,
- la viabilité économique de telles structures en zones péri-urbaines serait confirmée sous certaines conditions d’amorçage,
- a contrario le modèle économique en zone rurale nécessiterait un soutien des collectivités territoriales.
La demande actuelle (entreprises, services de l’Etat ou collectivités) ne semble cependant pas tout à fait mature, même si plusieurs acteurs se positionnent déjà, un paramètre s’impose de fait, celui de réfléchir en réseau et en interopérabilité afin de répondre aux besoins des employeurs.
Le modèle économique ne pourra être rentable qu’après maturation de la demande, ce qui impose de trouver dans l’intervalle des solutions financières concrètes permettant aux premières structures d’assumer leurs charges fixes (immobilier, matériels, maintenance …). L’implication publique (subventions, financement, mise à disposition de locaux …) doit répondre présent à ce rendez vous avec l’avenir, à l’image de ce qu’a fait la Région ile de France avec son appel à projet, qui sera d’ailleurs reconduit en 2013.
Rappelons que pour les exemples étrangers pris trés souvent comme référence (Pays-Bas, Corée du sud,…), la puissance publique a assumé ce rôle de catalyseur permettant « d’amorcer la pompe », tant le développement du travail à distance est un sujet d’intérêt général permettant des externalités positives, tant pour les salaries, les entreprises, les collectivités que l’environnement.
Cependant aujourd’hui il n’existe que peu de télécentres, ce qui limite considérablement l’offre. Il parait indispensable de développer le nombre de postes de travail hébergés dans des tiers lieux (massification) afin de convaincre les entreprises de l’utilité de ces espaces et de proposer de réelles alternatives, notamment aux grands employeurs.
Il est incontournable de faire enfin bouger les lignes sur le fond; ce n’est pas une simple question de disponibilité de lieu ou d’équipement, mais cela nécessite au préalable que l’entreprise s’adapte à de nouvelles pratiques managériales et à cette culture de l’innovation, afin d’être en capacité de concilier culture d’entreprise et travail à distance. Les collectivités territoriales, notamment départementale et régionale peuvent jouer en cette matière un véritable rôle de pionner, encore faut il que des solutions de vidéo conférence inter opérable et compatible soient présentes dans chacun de ses « tiers lieux ».
Bruno Marzloff indique que le travail mobile procède d’un modèle de production post-tayloriste désormais en rupture, des excès des contraintes dues au transport domicile-travail et d’une transformation des rythmes quotidiens. Il souligne le brouillage et la porosité entre la sphère « travail » et « hors travail », l’agilité accrue des pratiques du fait de la valeur ajoutée numérique et de ses potentialités. Le travail à distance constitue une véritable opportunité à saisir.
Si l’entreprise demeure toujours le lieu où s’effectue la majeure partie du temps de travail, les télécentres permettent aux télétravailleurs de bénéficier du confort et des aménités d’un bureau et d’autres services périphériques ce qui peut alléger contraintes, stress et fatigue.
Frédéric Josenhans, Directeur de Mercure France, a présenté la démarche de sa chaine d’hôtels qui aménage de petits espaces modulaires dédiés aux clients nomades en mutualisant notamment les locaux utilisés pour le petit déjeuner.
Le marché de la location d’espaces de travail temporaires (business lounge) constitue un enjeu stratégique et concurrentiel qui s’est développé autour des professionnels de l’immobilier d’entreprises (Regus, Ateac, etc.), du milieu associatif (La Cantine …), d’entreprises mutualisant ses espaces et désormais des hôtels qui accueillaient déjà depuis longtemps des séminaires.
Dans le cas de la chaîne Mercure, le concept est d’accueillir des professionnels souhaitant travailler quelques heures pour organiser petites réunions ou entretiens. Ce marché se développe tant il répond aux besoins en « tiers lieux » et facilite une flexibilité plus grande et de sérieuses économies de gestion pour les entreprises.
En conclusion de cette conférence, Christian Ollivry du réseau Actipôle 21 et Richard Collin, de Green and Connected Cities, ont présenté à la demande de la Région le projet de label ACTIPOLE 21.
Ce label vise à servir de guide de prescriptions aux investisseurs, et de garantie tant aux opérateurs, utilisateurs qu’aux télétravailleurs ou aux entreprises clientes.
Chacun pourra ainsi choisir en toute transparence, la solution la plus adaptée à ses besoins et attentes sur base d’un modèle ouvert et collaboratif tenant compte des priorités de proximité, de performance, de lien social et collaboratif, et également d’inteopérabilité.
Ou comment passer d’ici quelques mois du concept théorique au modèle économique, et de la réalité virtuelle à la réalité concrète.
Une réponse sur “Télécentre, le monde du réel est proche”
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