Nous avons célébré la journée du 19 mars 1962, comme chaque année, y compris lorsque cette guerre sans nom n’était considérée alors que comme «un évènement» à commémorer presqu’en catimini. Rassemblés pour célébrer enfin et officiellement, au nom de la nation, la mémoire de tous ceux qui sont tombés, qu’ils soient militaires ou civils sur l’autre rive de la Méditerranée.
L’essentiel est bien là …
Toute polémique face aux sacrifices des victimes consentis ou non, est inutile, déplacée, indécente, irrespectueuse … Laissons les morts en paix et les consciences s’apaisaient au fil des générations qui se succèdent.
Cette date du 19 mars est légitime, plus que tout autre; rappelons simplement qu’elle correspond au jour du cessez-le-feu en Algérie, au lendemain de la signature des accords d’Evian.
Certes, la paix n’est pas venue immédiatement, qui le nie ? Mais c’est le 19 mars 1962 qu’a débuté le long et douloureux processus de sortie d’une guerre, considérée alors comme inextricable, interminable, et qui a divisé si longtemps notre pays en deux.
Est il opportun de réactiver une division qui n’a plus lieu d’être ? Non … Et pour quels motifs impérieux, si ce n’est de la politique à la petite semaine ?
L’histoire nous l’apprend, les conflits du XXeme siècle, comme ceux d’aujourd’hui, l’illustrent malheureusement, une sortie de guerre, y compris après un cessez le feu, est souvent longue, chaotique, faite d’une succession de violences, empreinte de colère plus ou moins contenue, de haine et de ressenti.
La guerre d’Algérie n’y échappe pas, loin s’en faut. Plus que tant d’autres elle se double d’une déchirure profonde entre français, véritable fracture béante, mais aussi entre algériens.
Pour ce qui nous concerne, le sacrifice puis le massacre des harkis, littéralement abandonnés, reste une tache indélébile sur le drapeau national, drame intolérable qui doit nous interpeller encore aujourd’hui.
La France tout au long de son histoire n’a pas fait que de belles choses, il est bon aussi de s’en souvenir … Il y a les victoires, il y a les défaites, il y a également les faillites morales qui existent dans les défaites comme dans les victoires.
Commémorer le 19 mars, c’est célébrer toutes les victimes de cette guerre, quelque soit le jour où elles sont tombées.
Je n’oublie pas que cette date a été vécue différemment par les familles,
A Trilport comme dans la grande majorité des villes françaises, elle a été ressentie comme un véritable soulagement, la promesse d’un retour proche au pays pour plus d’un million d’appelés,
Elle demeure un véritable traumatisme, pour tant d’autres … Plus d’un million également, quittant leur terre natale bien malgré eux, déchirure dont ils ne sont jamais remis, exode sans retour … J’ai grandi dans le Var entouré de beaucoup d’amis pieds noirs et mesure toujours avec gravité la douleur qui est la leur, l’ayant quelque peu partagé moi même, issu d’une famille déracinée …
La multiplicité des mémoires composent depuis des siècles la richesse de notre histoire et de notre présent et font la grandeur de cette nation. L’identité française est un creuset où d’une «guerre des mémoires» on aboutit à une communauté de destin partagé; les mois qui ont précédé nous ont douloureusement rappelé l’utilité du creuset républicain et citoyen.
La question qui nous est posée est à la fois simple, douloureuse et complexe : comment sortir de l’histoire pour construire le présent et préparer un futur plus serein ? Chacun sait que l’on n’écrit pas le présent à l’encre des rancœurs du passé, encore moins un futur serein.
Il nous faut «sortir de l’histoire» pour surgir dans le présent comme l’écrit Kamel Daoud, sans déni, sans deuil maladif, rendu plus fort par la tragique et douloureuse expérience traversée.
Plus que tout nous devons faire de la mémoire un souvenir partagé et commun …
Il m’a semblé utile d’aborder aussi le ressenti des algériens, hier encore citoyens français vis à vis de cette histoire douloureuse qui est également la leur. Voici une chronique de Kamel Daoud, écrivain algérien à la plume flamboyante et à la parole toujours libre sur la situation de son pays face à l’histoire …
Après lendemain de guerre
Kamel Daoud est né dans une famille où personne ne savait lire. C’est seul qu’il a appris la langue française, seul enfant encore de sa fratrie à avoir suivi des études supérieures.
« Une langue se boit et se parle, et un jour elle vous possède ; alors, elle prend l’habitude de saisir les choses à votre place, elle s’empare de la bouche comme le fait le couple dans le baiser vorace ».
Il est internationalement connu désormais grâce à son premier roman : « Meursault, contre enquête » sur les traces du roman d’Albert Camus « l’étranger ».
Il a longtemps été chroniqueur du journal le Quotidien d’Oran, voici une de ses tribunes publiées en novembre 2015 où il compare deux trajectoires, celle du Liban est celle de l’Algérie.
Peut-on « sortir de l’Histoire » en Algérie ?
Retour du Liban
Dans ce pays, une loi étonnante de la vie : la précarité crée la vie, justement. Colonisé trente ans par les Moukhabrates syriennes, piégé par l’Iran et le Hezbollah, séquestré par Israël, paralysé par la peur et les snipers, ce pays est vivant. Scandaleusement. Avec cet élan et ce désir vif que la mort ou la finitude donnent à certains : l’envie de faire du moment présent une poignée de blé.
Cela vous frappe quand vous êtes un petit-fils de la décolonisation.
Donc on peut parler de la guerre sans qu’elle parle à votre place ? Donc on peut vivre sans se sentir coupable à cause des morts et des sacrifiés ? Donc on peut rire et embrasser sans que cela soit un manque de respect envers les cimetières ? Donc on peut travailler sans ressortir toujours la mémoire de la colonisation comme explication mondiale de l’univers et excuse de la paresse organisée? Donc on peut élever des enfants sans tout mettre sur le trauma colonial ? Donc on peut même fréquenter le monde sans revenir comme un obsédé sur le couple France-Algérie, comme si ce couple était le cosmos entier ?
Oui, cela est possible est c’est sain. Le Liban est une possibilité. Sa précarité donne envie de vivre et ses différences sont un lieu qui fait rêver. Un voyage au Liban éclaire toujours le voyageur. Qu’il vienne d’Occident ou d’ailleurs. Et encore plus un algérien. Car on y découvre cette nuance essentielle à la vie heureuse : on peut défendre l’histoire douloureuse de son pays, parler des hommes de courage qui ont rêvé notre libération mais sans tomber ni dans le morbide national, ni dans la vanité, ni dans les détestables travers des vétérans.
Cela devient lourd à subir cette culture algérienne qui enferme le monde dans la question postcoloniale, vous harcèle avec la «question française», réduit les nuances du monde au binaire de l’histoire et vous insulte dès que vous tentez de plaider des visions alternatives à cette camisole de la sépulture permanente.
Oui, les libérateurs sont immenses, mais il faut aussi se répéter que la vie est unique et que le pays n’est pas uniquement le nota bene d’une épopée.
La question est : comment sortir de l’histoire vers le présent sans que vous soyez accusé de traitrise, de harkisme ? Comment restaurer la sensation du sable sous la plante du pied, face au morbide religieux ou au morbide de l’histoire est ses cultes ?
Pouvons-nous, nous Algériens, inventer un jour une vie heureuse et ouverte ? Pouvons-nous guérir ?
Le Liban est une culture pas seulement un pays. Cela se dévore ou s’emporte. C’est aussi un fantasme mais le fantasme n’est pas un crime, ni une utopie déclassée. Comme l’expérience du Vietnam, il a frappé le chroniqueur par cette possibilité de «sortir de l’histoire» pour surgir dans le présent. Sans déni, mais sans deuil maladif.
Faire de la mémoire un souvenir.
Des décennies après la libération, une étrange malédiction : des générations de jeunes algériens ont été formés à vivre la contradiction terrible de voir l’Autre à travers la France, la France à travers l’histoire, l’histoire à travers les simplifications et l’Algérie à travers la guerre et, donc, le Présent à travers les tombes. Mimant dans le vide, saccageant. Terribles par la haine et la souffrance. Réduits à trouver leur identité dans le rejet de l’Autre.
La colonisation nous a fait tant souffrir. Mais le refus de vivre et de laisser vivre va nous tuer.
Le Liban est un choix.