Tribune d’Antoine Leiris publiée dans le Monde, dans lequel avec ses mots choisis il exprime l’essentiel, le prix que nous accordons à la vie face à la mort injuste et tragique provoquée avec violence par le fanatisme et l’obscurantisme …
Je ne supporte plus l’odeur des bougies.
Elle me donne envie de vomir. À Nice, à Paris, à Orlando, à Istanbul, à Bruxelles, et partout où ils ont semé la mort, ce sont les mêmes scènes. Les mêmes portraits accrochés. Les mêmes fleurs déposées. Les mêmes bougies allumées.Et cette odeur âcre qui me laisse dans la bouche le goût du sang versé.
Je pensais ne plus avoir assez de larmes.
Je pensais que le pire était passé. Je pensais m’être habitué. Je me trompais. À chaque nouvelle attaque j’ai pleuré. Ils étaient des hommes, des femmes, des enfants. Ils avaient des envies, des peurs, des désirs, une vie. Ils sont morts. Et nous allumons une bougie.
Contre un camion lancé à pleine vitesse, contre des Kalachnikovs chargées de rancœur, contre des explosifs prêts à sauter, c’est peu une bougie. Pourtant c’est une arme plus puissante que toutes celles qu’ils pourront utiliser.
Parce que le jour ou la mort de l’autre nous laissera sans réaction, le jour où nous n’allumerons plus de bougies, nous serons devenus comme eux.
Parce que le jour ou la mort de l’autre nous laissera sans réaction, le jour où nous n’allumerons plus de bougies, nous serons devenus comme eux.
Des êtres sans peur face à la mort.
Mais pour ne pas craindre la mort, il faut trembler de peur devant la vie. Alors craignons la mort et embrassons la vie. Dès le lendemain j’ai allumé une bougie que j’ai posée sur le rebord de ma fenêtre. Elle encore aujourd’hui. Elle me rappelle l’odeur de la peur, de la haine, du renoncement.
Elle me rappelle l’urgence de la vie.
Vous n’aurez pas ma haine
Antoine Leiris a publié une lettre ouverte sur Facebook après la mort de sa femme le 13 novembre au Bataclan. La voici.
Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils, mais vous n’aurez pas ma haine. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a fait à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur.
Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère, ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore.
Je l’ai vue ce matin. Enfin, après des nuits et des jours d’attente. Elle était aussi belle que lorsqu’elle est partie ce vendredi soir, aussi belle que lorsque j’en suis tombé éperdument amoureux il y a plus de douze ans. Bien sûr je suis dévasté par le chagrin, je vous concède cette petite victoire, mais elle sera de courte durée. Je sais qu’elle nous accompagnera chaque jour et que nous nous retrouverons dans ce paradis des âmes libres auquel vous n’aurez jamais accès.
Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus fort que toutes les armées du monde. Je n’ai d’ailleurs pas plus de temps à vous consacrer, je dois rejoindre Melvil qui se réveille de sa sieste. Il a 17 mois à peine, il va manger son goûter comme tous les jours, puis nous allons jouer comme tous les jours et toute sa vie ce petit garçon vous fera l’affront d’être heureux et libre.
Car non, vous n’aurez pas sa haine non plus.
Antoine Leiris